vendredi 28 mars 2025

Pont à réparer

Sur le pont d’Avrieux on y danse, on y danse, enfin peut-être, sur le pont d’Avrieux on y travaille, on y répare, en cette année 1756.

Dans ce village de montagne, fief d’une pléiade d’ancêtres et de collatéraux qui plus est, le syndic et les conseillers se sont interrogés sur l’état du pont du village sous lequel passe la rivière d’Arc et ont conclu à la nécessité d’engager des travaux.

Il faut éviter que la route desservant le haut de la vallée soit coupée, axe primordial dans la liaison Chambéry, Saint-Jean de Maurienne, le col du Montcenis et Turin la capitale dans le Piémont de l’autre côté des Alpes.

AD 73 Avrieux extrait mappe 

Les actes notariés, s’ils permettent de découvrir des pans de vie de nos ancêtres, dévoilent aussi des aspects de la gestion communale, grâce au méticuleux notaire royal Ratel de Modane en Savoie voici le déroulé de la procédure pour le « prix fait du pont de la paroisse d’Avrieux. »

Comme de coutume, devant les paroissiens assemblés à la sortie des offices divins, des annonces ont été publiées trois dimanches successifs au sujet du pont à réparer, à l’issue desquelles seul le nommé Jean Pierre fils de Joseph Girard d’Avrieux a misé sur cent quatre-vingts livres.

Le 6 février 1756, notre précieux notaire et secrétaire de la paroisse, a enregistré l’offre du seul enchérisseur et noté le devis estimatif.

Le 14 février il a reçu du syndic du village un mandat pour adresser une requête au Seigneur Intendant de la province de Maurienne au sujet des travaux et du devis, et solliciter la permission d’effectuer les réparations du pont.

A cette requête expédiée le 29 février 1756 (tiens une année bissextile) ledit Seigneur Intendant a répondu favorablement par décret dès le 9 mars. Voilà un dossier diligenté en peu de temps.

AD 73 Tabellion St-Michel 1756 extrait

Dans la foulée le 15 mars, Maître Ratel reçoit donc en son étude de Modane pour l’acte authentique « Jean Pierre fils de Joseph Girard, natif et habitant Avrieux, l’enchérisseur et maçon, et Jean-Baptiste feu Esprit Favre natif de Bramans et habitant Avrieux, lesquels de leur gré et solidairement ont promis de refaire à neuf le pont sous lequel passe la rivière d’Arc suivant les termes et le devis estimatif et promettent de rendre l’ouvrage fait et parfait pour la fin de décembre prochain. »

Les responsables de la paroisse présents soit Michel feu Antoine Daval syndic de l’année dernière excusant honorable Thomas fils émancipé de Mathieu Dupuy conseiller qui se trouve malade, Michel feu Etienne Pascal et Basile feu Jean Antoine Pascal syndic et conseiller « promettent de fournir aux maçons les matériaux nécessaires, acceptent le prix fait pour la somme de cent quatre-vingt livres, et s’engagent à payer la moitié lorsque la moitié de l’ouvrage sera faite et l’autre moitié à la fin des réparations.»

Un brin de vie locale, une affaire réglée pour la sécurité de tous, la liberté de déplacer. 
Peut-être a-t-on dansé sur le pont d'Avrieux refait ? 

Ce « prix fait » est enregistré dans le Tabellion à la suite de l'acte de partage des biens (et dettes) de feu Vincent Porte un ancêtre, partage déjà évoqué ICI  



Source
AD 73 Tabellion St Michel de Maurienne 2C 2813 vue 90

samedi 15 mars 2025

L'émancipation de François Porte

L’un est âgé, pensez-vous 69 ans, l’autre est dans la force de l’âge, 37 printemps, des tensions familiales sont apparues avec les soucis financiers de l’aîné, puis un arrangement s'est dégagé.

JJ de Boissieu © Grand Palais
Vincent Porte le patriarche et son fils François Porte, de lointains grands-pères, ont pris la route depuis leur village d’Avrieux pour se rendre dans la cité de Saint-Jean de Maurienne, plus bas dans la vallée.

Près de huit heures de marche pour 35 kilomètres environ, les hommes se sont organisés pour être à l’heure et accomplir les formalités auprès du Juge-Mage (1) de la province de Maurienne.

A huit heures tapantes, le 21 juillet 1752 en la Cité, en l’étude de Joseph Artesan Juge-Mage de la province comparaissent donc :

« Honorable François Porte fils d’honorable Vincent Porte natif et habitant de la paroisse d’Avrieux, lequel nous a représenté avoir différentes fois supplié ledit Vincent Porte son père natif et habitant dudit lieu,

de le vouloir émanciper et libérer de ses liens et puissance paternelle afin de pouvoir plus facilement négocier ses affaires, contracter, teste, ester, comparaître en jugement,

et de lors et généralement faire tous actes, comme une personne libre et sui juris (2), ce que ledit Vincent Porte aurait agréablement accordé audit François Porte son fils en considération de l’amitié qu’il lui porte. »

Tiens, tiens cette version officielle de l’histoire présente l’émancipation comme une requête présentée par le fiston pour être enfin majeur, contrairement à un acte postérieur qui laissait entendre une faveur accordée par le père en échange de ses dettes épongées par ledit rejeton.

Mais bon, le cérémonial de l’émancipation est très codifié avec une gestuelle symbolique et le Juge a un modèle d’acte pour la libération du fils de la tutelle paternelle qui lui confère l’indépendance économique et juridique.

« Et en signe de véritable émancipation ledit Vincent, s’étant assis auprès de nous, tête couverte et ledit François Porte son fils à genoux, tête nue, et les mains jointes,

et ledit père a par trois différentes fois ouvert les mains de son fils en lui disant à chaque fois, mon fils je vous émancipe et vous mets hors de ma puissance paternelle,

avec pouvoir de contracter, tester, ester, comparaître en jugement et dehors et généralement faire tous actes, comme une personne libre sui juris. »

L’un a gardé son couvre-chef enfoncé sur le front le patriarche Vincent, et l’autre mon cher François l’a laissé sur une chaise, avant de se mettre à genoux, un cérémonial issu du rituel de l’hommage féodal, source d’étonnement à notre époque.

Contente d’être en mode caméra cachée et micro planqué, dans un coin de l’étude du Juge-Mage, et un peu gênée de ma curiosité aussi.

AD 73 Tabellion St-Jean 1752 extrait

Vincent le père « se réserve sur son fils l’obéissance filiale qui ne déroge en rien en la présente émancipation, se réserve aussi les fruits de la Marie Bertrand sa femme et mère dudit François Porte pendant sa vie. »

Magnanime il relâche à son fils « les biens et droits qu’il a acquis par le moyen des dettes qu’il a payé et gagné par son travail et industrie pendant près de dix-neuf ans qu’il a été absent du pays. »

Et Vincent le père de promettre de passer un contrat de relâchement pour ces biens par acte à part, à concurrence desdites dettes, tout en gardant la jouissance durant sa vie. Il s’engage à entretenir et nourrir la femme de son fils (ma Marie-Françoise Parmier) et les siens, qui doivent travailler selon leur pouvoir.

Vincent concède à son fiston émancipé « le relâchement de toutes les acquisitions qu’il pourrait faire à l’avenir tant en biens qu’autrement du fait de son industrie. »

Voilà tout est précisé et clarifié, inscrit dans le marbre, enfin dans un papier officiel. Reste au Juge de signer l’acte, qui sera consigné dans le registre de la Judicature par le notaire greffier qui a mission de l’insinuer à l’office du Tabellion de la Cité.

Reste aussi à suivre et espionner mes protagonistes principaux, et de les retrouver en catimini un certain 10 août 1752 chez Maître Clappier notaire au bourg de Modane.

AD 73 Tabellion St-Michel 1752 extrait

Chose promise, chose faite sous le nom de « bail en paiement » pour honorable François Porte fils émancipé fait par honorable Vincent Porte, le patriarche cède au fils une moitié de pré, une autre moitié de champ, une portion de grange et d’autres biens certains sans division. Là encore, mentions des lieux dits et des références de la Mappe sont faites. Le ronronnement de l’énumération, et l’écriture trop penchée mettent à mal mon attention.

Elle se réactive lorsque le notaire stipule que la vente intervient pour compenser des dettes de Vincent et que « les paiements effectués par François son fils, proviennent de ses épargnes faites dans les pays étrangers et séparément d’avec lui. »

***
Précieuses traces notariales d'un été 1752, qui évitent le déshonneur d'une famille et sauvent les apparences entre le patriarche Vincent Porte l'endetté, et François Porte son fils désormais émancipé avec de l'argent disponible. 

Des actes et un pan de vie sorti de l'oubli, deux ancêtres «personnalisés.»

François le vadrouilleur, un coup en France, un autre dans des pays étrangers, me plait, me dira-t-il un jour ce qu'il a fait près de dix-neuf ans ailleurs, de bonnes affaires a priori. Pas sûre qu'il me réponde formellement. 



Retrouver cette famille 



N.B 
(1) Juge-Mage : dans le Duché de Savoie, ou juge-maje du latin judex major ou grand juge intervient pour les émancipations, tutelles, curatelles, et les procès liés à des crimes importants ou des vols supérieurs à 15 livres 

(2) sui juris : terme latin qui signifie « de son propre chef ». Plus précisément, pour être considéré comme sui juris, une personne doit jouir de tous ses droits légaux et ne doit pas être sous la tutelle ou la garde d'une autre personne

Sources 
AD 73 Tabellion St-Jean de Maurienne 1752 2C 2562 vue 44
AD 73 Tabellion St-Michel de Maurienne 1752 2C 2809 vue 489

samedi 8 mars 2025

Les secrets d'un partage

Cap sur le Duché de Savoie, pour retrouver François Porte un grand-père à la 8ème génération, qui tient à mettre au clair ses affaires après la disparition de son père en 1755, d’autant qu’il est arrivé à s’accorder avec son beau-frère Honoré Porte sur différents points.

Entre Avrieux et le bourg de Modane, cinq kilomètres à pied, une broutille pour mes solides montagnards, ils débarquent vers midi dans l'étude de Maître Jean Pierre Ratel le 3 mars 1756 pour finaliser le partage de feu Vincent Porte.



Et dès le préambule du notaire toute une chronique familiale et patrimoniale défile, par besoin d’inventer, tout est noté dans l’acte.

Maître Ratel a en main un acte d’émancipation signé du greffier Larive, stipulant qu’honnête Vincent Porte a émancipé son fils honnête François Porte le 21 juillet 1752.

Bon une émancipation du patriarche vis-à-vis de son fils, je prends note et découvre ensuite les raisons avec un fort étonnement.

Vincent Porte le père s’est trouvé dans une mauvaise passe : « se voyant extrêmement chargé de dettes ne pouvant par conséquent payer les censes qu’il se trouvait être débiteur par le moyen de la rente de ses biens qui sont de petit prix et de son travail,

et voyant que son dit fils ayant fait quelques épargnes en France pouvait payer une partie de ses dettes. »

Stupeur à lire cet énoncé, et le notaire de mentionner :

Ce qui a déterminé Vincent Porte le père à vendre à son fils « une partie de ses biens, ainsi qu’il se voit par acte du 10 août 1752 dudit Clappier notaire auquel ils y sont amplement détaillés pour et moyennant la somme de 877 livres 16 sols 8 deniers, lequel François Porte s’est chargé de payer aux créanciers de son père. »

Donc le patriarche a cédé des biens à son fiston correspondant à la valeur des dettes réglées par ce dernier. Tiens, tiens !

 
Profond respect filial de mon François Porte, mais le décès du père ab intestat le 3 juillet 1755, le laisse avec sa sœur Barbe dans une situation complexe.

L’hoirie paternelle se trouve encore chargée de quantité de dettes, outre celles qu’il a déjà satisfait, mon ancêtre s’est encore vu obligé de payer plusieurs sommes empruntées par ledit feu Vincent Porte son père.

Et le minutieux notaire de détailler les six créanciers du défunt, les sommes honorées par le fils et les dates des quittances, soit une seconde ardoise de 427 livres 2 sols 8 deniers.

Là entre en scène le beau-frère, Honoré Porte à feu Jean Pierre, en qualité de mari et constitutaire général à Barbe Porte, consent à ce que François Porte mon ancêtre prenne des biens de son père pour se payer de la somme (de la seconde ardoise sous-entendu).

Quant aux dettes qui peuvent encore rester ledit Honoré Porte a offert de se charger de payer ce qui peut être dû par ledit feu Vincent à deux autres créanciers, ainsi qu’à l’école de Modane (sic).

Pour le surplus de dettes, les deux hommes ont offert de payer la moitié chacun. Ouf, mais que d'arrangements en amont. 

AD 73 Tabellion St-Michel 1756 extrait

Après ces préliminaires financiers, et pour éviter les difficultés qui peuvent survenir à l’avenir sur ces biens qui leur ont été délaissés tant par ledit feu Vincent Porte que par Marie Bertrand feu Jacques leur mère, mes solides montagnards procèdent au partage du reste de l’hoirie paternelle et de l’hoirie maternelle.

Et le consciencieux Notaire Royal Collégié, de se lancer dans la description des deux lots et d’user plusieurs plumes d’oie j’imagine.

Premièrement est arrivé au lot dudit François Porte mon aïeul les biens et pièces suivants situés sur le territoire d’Avrieux :

- Les trois quarts d’une pièce de pré et paquage située au lieu « en montagne aux cottes » laquelle est sous les numéros 3412 et 3415 de la Mappe,
- Les trois quarts d’une grange située au même lieu sous le numéro 3401,
- La moitié d’une pièce de terre située au lieu « la Tournaz » qui est sous le numéro 4121
- Une pièce de pré située au lieu « aux Granges Neuves » contenant environ 4 modures laquelle est sous le numéro 2214
- Une pièce de terre située au lieu « au Rey » contenant environ 6 modures laquelle est sous le numéro 644 et 645
- Une pièce de choulière située au lieu « la Glaire « contenant environ demie modure sous le numéro 792,

Pour votre gouverne, une choulière est un petit jardin découpé dans les pâturages pour y cultiver des choux ou d’autres légumes.

Et rassurez-vous je ne vous inflige pas toute la liste, toutefois est arrivé au lot dudit François la moitié d’un bâtiment et d’une tannerie consistant en plusieurs membres (sic) savoir cuisine, poêle, cave, grange et écurie le tout sous les numéros 1510 et 1512 de la Mappe.

Certains terrains sont à partager entre les deux beaux-frères, pourquoi se priver de morceler dites moi !

Ensuite est arrivé au lot dudit Honoré Porte en sa qualité de mari et procureur de Barbe un bon nombre de terrains énumérés de façon précise. Vous échappez à cette liste que je n’ai pas fini de pointer.


Maître Ratel stipule que les parties ont convenu, pour regard de la contenance, de prendre les pièces telles qu’elle se trouveront être et jouxtent leurs confins portés par les cadastres, avec leurs droits, entrées, et sorties accoutumées. Les partageants en disposent selon leur volonté par testament ou autre.

Vu le contexte disons particulier, et par prudence, le notaire précise que ;

- Ledit Honoré Porte beau-frère promet laisser jouir paisible possession ledit François Porte mon ancêtre de tous les biens qui lui ont été vendus par ledit feu Vincent Porte son père ainsi qu’il se voit par contrat du 10 août 1752.

- Grand-père François Porte, attendu que son lot est de mieux value, que celui arrivé à Honoré Porte promet moyennant les biens arrivés à son lot ne jamais plus rien demander à son dit beau-frère de la somme de 427 livres 2 sols 8 deniers qu’il a payés.

L’acte de partage dûment signé par les parties, les deux témoins, le Notaire Royal Collégié, daté du 3 mars 1756 doit être enregistré auprès du Tabellion avec paiement de droits, et chaque partageant en recevra une expédition.

***

Le bilan de cet étonnant partage et des secrets de famille dévoilés : un lointain patriarche Vincent Porte criblé de dettes épongées par son fiston François Porte, pour 1305 livres environ, une émancipation, une vente fictive pour sauver le déshonneur du père et son amour-propre, un aïeul avec une épargne liée à ses affaires en France.

- Grand-père François que faisais tu en France, où étais tu, avec qui, pendant combien de temps ?

- Patriarche Vincent, vous m’avez étonnée, voire amusée, et puis l’empathie s’est installée, tant à votre égard qu’à celle de votre fils.

Je vais filer découvrir l’acte d’émancipation, la vente évoquée, afin de prolonger cette chronique familiale.

Merci à la belle écriture du secrétaire de Maître Ratel, notaire qui cite les numéros des biens inscrits sur la Mappe dite Sarde, soit le premier cadastre européen établi entre 1728-1738, à l’occasion je lorgnerai sur les documents en ligne sur le site des Archives de Savoie.

A bientôt


Retrouver cette famille 



N.B.
ab intestat : sans testament 
notaire collégié : a fait des études de droit
paquage ou pacage : terrain où l'on fait paître les animaux
modure : mesure de surface 
1 livre : salaire quotidien d'un ouvrier spécialisé non nourri 
1/2 livre : salaire quotidien ouvrier agricole non nourri 

Sources 
AD 73 Tabellion St Michel de Maurienne 1756 2C 2813 vue 88