L’un est âgé, pensez-vous 69 ans, l’autre est dans la force de l’âge, 37 printemps, des tensions familiales sont apparues avec les soucis financiers de l’aîné, puis un arrangement s'est dégagé.
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JJ de Boissieu © Grand Palais |
Près de huit heures de marche pour 35 kilomètres environ, les hommes se sont organisés pour être à l’heure et accomplir les formalités auprès du Juge-Mage (1) de la province de Maurienne.
A huit heures tapantes, le 21 juillet 1752 en la Cité, en l’étude de Joseph Artesan Juge-Mage de la province comparaissent donc :
« Honorable François Porte fils d’honorable Vincent Porte natif et habitant de la paroisse d’Avrieux, lequel nous a représenté avoir différentes fois supplié ledit Vincent Porte son père natif et habitant dudit lieu,
de le vouloir émanciper et libérer de ses liens et puissance paternelle afin de pouvoir plus facilement négocier ses affaires, contracter, teste, ester, comparaître en jugement,
et de lors et généralement faire tous actes, comme une personne libre et sui juris (2), ce que ledit Vincent Porte aurait agréablement accordé audit François Porte son fils en considération de l’amitié qu’il lui porte. »
Tiens, tiens cette version officielle de l’histoire présente l’émancipation comme une requête présentée par le fiston pour être enfin majeur, contrairement à un acte postérieur qui laissait entendre une faveur accordée par le père en échange de ses dettes épongées par ledit rejeton.
Mais bon, le cérémonial de l’émancipation est très codifié avec une gestuelle symbolique et le Juge a un modèle d’acte pour la libération du fils de la tutelle paternelle qui lui confère l’indépendance économique et juridique.
« Et en signe de véritable émancipation ledit Vincent, s’étant assis auprès de nous, tête couverte et ledit François Porte son fils à genoux, tête nue, et les mains jointes,
et ledit père a par trois différentes fois ouvert les mains de son fils en lui disant à chaque fois, mon fils je vous émancipe et vous mets hors de ma puissance paternelle,
avec pouvoir de contracter, tester, ester, comparaître en jugement et dehors et généralement faire tous actes, comme une personne libre sui juris. »
L’un a gardé son couvre-chef enfoncé sur le front le patriarche Vincent, et l’autre mon cher François l’a laissé sur une chaise, avant de se mettre à genoux, un cérémonial issu du rituel de l’hommage féodal, source d’étonnement à notre époque.
Contente d’être en mode caméra cachée et micro planqué, dans un coin de l’étude du Juge-Mage, et un peu gênée de ma curiosité aussi.
Vincent le père « se réserve sur son fils l’obéissance filiale qui ne déroge en rien en la présente émancipation, se réserve aussi les fruits de la Marie Bertrand sa femme et mère dudit François Porte pendant sa vie. »
Magnanime il relâche à son fils « les biens et droits qu’il a acquis par le moyen des dettes qu’il a payé et gagné par son travail et industrie pendant près de dix-neuf ans qu’il a été absent du pays. »
Et Vincent le père de promettre de passer un contrat de relâchement pour ces biens par acte à part, à concurrence desdites dettes, tout en gardant la jouissance durant sa vie. Il s’engage à entretenir et nourrir la femme de son fils (ma Marie-Françoise Parmier) et les siens, qui doivent travailler selon leur pouvoir.
Vincent concède à son fiston émancipé « le relâchement de toutes les acquisitions qu’il pourrait faire à l’avenir tant en biens qu’autrement du fait de son industrie. »
Voilà tout est précisé et clarifié, inscrit dans le marbre, enfin dans un papier officiel. Reste au Juge de signer l’acte, qui sera consigné dans le registre de la Judicature par le notaire greffier qui a mission de l’insinuer à l’office du Tabellion de la Cité.
Reste aussi à suivre et espionner mes protagonistes principaux, et de les retrouver en catimini un certain 10 août 1752 chez Maître Clappier notaire au bourg de Modane.
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AD 73 Tabellion St-Michel 1752 extrait |
Chose promise, chose faite sous le nom de « bail en paiement » pour honorable François Porte fils émancipé fait par honorable Vincent Porte, le patriarche cède au fils une moitié de pré, une autre moitié de champ, une portion de grange et d’autres biens certains sans division. Là encore, mentions des lieux dits et des références de la Mappe sont faites. Le ronronnement de l’énumération, et l’écriture trop penchée mettent à mal mon attention.
Elle se réactive lorsque le notaire stipule que la vente intervient pour compenser des dettes de Vincent et que « les paiements effectués par François son fils, proviennent de ses épargnes faites dans les pays étrangers et séparément d’avec lui. »
***
Précieuses traces notariales d'un été 1752, qui évitent le déshonneur d'une famille et sauvent les apparences entre le patriarche Vincent Porte l'endetté, et François Porte son fils désormais émancipé avec de l'argent disponible.
Des actes et un pan de vie sorti de l'oubli, deux ancêtres «personnalisés.»
François le vadrouilleur, un coup en France, un autre dans des pays étrangers, me plait, me dira-t-il un jour ce qu'il a fait près de dix-neuf ans ailleurs, de bonnes affaires a priori. Pas sûre qu'il me réponde formellement.
Retrouver cette famille
N.B
(1) Juge-Mage : dans le Duché de Savoie, ou juge-maje du latin judex major ou grand juge intervient pour les émancipations, tutelles, curatelles, et les procès liés à des crimes importants ou des vols supérieurs à 15 livres
(2) sui juris : terme latin qui signifie « de son propre chef ». Plus précisément, pour être considéré comme sui juris, une personne doit jouir de tous ses droits légaux et ne doit pas être sous la tutelle ou la garde d'une autre personne
Sources
AD 73 Tabellion St-Jean de Maurienne 1752 2C 2562 vue 44
AD 73 Tabellion St-Michel de Maurienne 1752 2C 2809 vue 489
Le début de ton récit, m'interpelle, je me questionne toujours sur le fait que, par exemple pour les contrats de mariage, les deux familles font des 10e de km pour se rendre en délégation chez le notaire. Ne peut-on envisager que les notaires se soient parfois déplacés pour rencontrer leurs clients ?
RépondreSupprimerBonne remarque, en Savoie les notaires étaient nombreux même dans les villages, ils se déplaçaient pour les contrats de mariage et pour les testaments auprès des malades, recevaient les actes dans leur étude aussi, surtout ils notaient où étaient rédigés leurs actes. Dans le cas de l'émancipation, c'est le juge qui est compétent, la judicature étant à Saint-Jean cela suppose un déplacement
SupprimerDominique de Montvernier. Si ils se déplacent. Très souvent dans la maison de celui concerné par l'acte en question ou un parent.
RépondreSupprimerC'est incroyable de pouvoir ainsi percer l'intimité d'ancêtres. Merci aux archives de Savoie.
RépondreSupprimerA 37 ans, il était temps d'être libéré de la puissance paternelle.
RépondreSupprimerÉtonnante - et très intéressante - cérémonie ; j’imaginais que les participants se déplaçaient juste pour aller apposer une signature au bas d’un acte déjà rédigé !
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