samedi 21 janvier 2023

Abraham Barnier drapier

Après avoir brossé le lieu de Chabeuil en Dauphiné, évoqué l’union d’Abraham Barnier drapier avec Eve Imbert en 1714, mon esprit continue à rêvasser autour du monde de la draperie, univers d’un savoir-faire incontestable des hommes.

Abraham est-il drapier-drapant celui qui fabrique le drap, ou vend-il le drap comme son père marchand-drapier ? Le dilemme demeure, faute de le résoudre et à force d’avoir feuilleté et farfouillé dans une célèbre encyclopédie pour me documenter, ma vue se brouille.

Draperie Lavage de la laine
Un moment d’absence et me voici au bord de la rivière la Véore à Chabeuil, temps clair et douce chaleur de juin, des indices laissent à penser que j’ai à nouveau glissé dans le temps.

Une présence à mes côtés, celle d’Abraham Barnier mon lointain ancêtre drapier, mon air dubitatif l’incite à débuter des explications :

- C’est l’époque du lavage de la laine dans leur suint, pour ôter cette matière grasse du mouton, qui se fait à l’eau tiède dans des cuves, attention l’eau trop chaude amollit la laine et risque de la faire rétrécir et feutrer.

Regardez le laveur a bien serré la laine entre ses mains, la met dans une grande corbeille d’osier, et la porte dans l’eau courante de la rivière pour la faire dégorger. Un autre ouvrier a déjà plongé une corbeille dans l’eau qui pénètre de partout la laine, il va la relever, presser la laine et la remuer, cette manœuvre ôte la mauvaise odeur et achève de nettoyer la laine.

- Vous suivez étrange personne venue d’ailleurs et je ne sais quel siècle ?

-Tout à fait je suis très attentive, ensuite que se passe-t-il ?

Draperie Pilotage de la laine
Et Abraham d’ajouter : pour être honnête, on recommence parfois cette opération, dite alors le pilotage, dans un baquet la laine est remuée à nouveau dans l’eau tiède avec du savon cette fois pour obtenir une laine plus blanche. Cela se produit ainsi lorsque le fabriquant veut une étoffe plus légère tel le molleton ou la flanelle.

Là constatez l’étendage sur des claies pour l’égouttage et le séchage de la laine.

- Pas trop embrouillée ?

Draperie Séchage de la laine
- Oh, non Monsieur ! Je suis très curieuse de ce savoir-faire, et me renseigne pour un jeune parent qui doit faire un stage.

- Bon je vous mène à l’atelier à deux pas d’ici.

Mon interlocuteur, de bonne composition, diminue ses enjambées pour s’adapter à mon rythme.

- Voyez cette personne assise, elle s’affaire au triage des laines sèches, distingue les différentes qualités, sépare la laine-mère, qui est celle du dos, d’avec celle des cuisses et du ventre, qui ne sont pas également propres à toutes sortes d’ouvrages.

Draperie Triage de la laine 
Ensuite le trieur sélectionne les laines les plus longues des laines les plus courtes, les premières sont destinées aux chaînes des étoffes, les secondes aux trames. Il doit être attentif à en rejeter les ordures qu’il rencontre sous ses mains. Si les laines lavées non triées se vendent par toisons, celles qui sont triées se vendent au poids.

- Et là que font ces deux personnes juchées sur deux petites plateformes ?

- Il s’agit du battage des laines triées, on les porte par petites portions sur une espèce de claie, formée de cordes tendues où on les frappe à coups de baguette. La manœuvre des deux batteurs vise à ouvrir la laine en écartant les brins les uns des au​​très, et à chasser la poussière.

Draperie Battage de la laine
Mais l’opération du battage n’expulse que la poussière, et laisse après elle les pailles et autres ordures, succède alors l’épluchage.

Cette étape confiée à des personnes minutieuses, et parfois à des enfants, nécessite un tri, brin par brin de la laine, sans la rompre pour ôter toute ordure, et ainsi éviter les nœuds et grosseurs des étoffes.

- Je suis sidérée de toutes ces étapes de transformation de la laine en préliminaire au tissage

-  Oh mais attendez, impatiente dame, je vous signale le droussage !

Drousser la laine c’est l’imbiber d’huile d’olive par petites portions et ce pour les draps fins, l’huile de navette (1) est utilisée pour les draps plus grossiers.

Ensuite intervient le cardage de la laine courte, cardage au chevalet par deux fois avec une grande carde, regardez il s’en trouve un juste là, et cardage une fois sur les genoux avec une carde plus fine.

Draperie Chevalet pour carder et carde 
Prenez et soupesez cette carde, planchette en bois recouverte de cuir, hérissée de pointes de fer, petites et un peu recourbées, elle rompt la laine qui passe entre les dents qui ressort en parcelles très menues. Le cardeur négligent laisse des flocons durs et s’il a la main lourde la laine est brisée et l’étoffe aura moins de force.

La laine longue fait l’objet d’un peignage au travers de peignes de plus en plus fins qui permet d’obtenir un fil plus doux.

Après cette dernière opération, la laine sort en forme de petits rouleaux d’un pouce de diamètre, sur environ douze pouces de long, qui se nomment loquets, ploques ou saucissons, suivant l’usage du pays, et se filent au grand rouet sans le secours de la quenouille.

Draperie Peignes et grand rouet 
Juste derrière vous un grand rouet et un dévidoir, le fileur est absent, revenez pour une démonstration du filage de la laine et du dévidage. Là encore expérience et concentration sont de rigueur.

Pensive, admirative, je remercie vivement mon cicerone et ancêtre pour toutes ces explications qui je l’avoue me paraissent seulement les prémices avant la confection de l'étoffe. .



Draperie Dévidoir
- Revenez avec votre jeune protégé, un pupille peut être, susceptible de devenir apprenti. Curieuse personne venue d’un autre temps, vêtue d’une indienne de coton, en quête d’une approche du monde de la draperie, vous vous doutez désormais que d’autres étapes restent à découvrir. 

Après le filage et le tissage de la laine, le drap n’est pas tout de suite sur l’étal du marchand-drapier, c’est que nous drapiers de Chabeuil tenons à la qualité de nos draps qui font la réputation de notre cité.



Rendez-vous ancestral du mois 
en lien avec mes ancêtres et leur profession 

Retrouver cette famille 



(1) Huile de navette : 
La navette est une plante cultivée en France dès le 17ème siècle pour ses graines oléagineuses dont la production disparaît pratiquement après la Seconde Guerre mondiale, son huile a un goût de choux et de navet

Sources 
Images et informations extraites de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert 
Version numérique ENCCRE 
Article Laine et draperie 

samedi 14 janvier 2023

Révéler et assumer

En une chaude journée d’été, le 4 août 1714, au mitan de l’après-midi, Maître Bérenger notaire royal de Chabeuil en Dauphiné est installé dans la maison de Jean Imbert et Louise Lambert des lointains ancêtres pour établir un contrat de mariage. L’atmosphère semble tendue.

Hans Sebald Beham © Musée du  Louvre

La fiancée Eve Imbert, un peu rondelette, vingt-cinq printemps peut-être, dont le prénom signifie « vivante » se tient en retrait à côté de son frère Philippe.

Le fiancé Abraham Barnier drapier, fils de défunt Jacques Barnier, gaillard d’une trentaine d’années environ, dont le prénom signifie « père de multitude » est accompagné de sa mère Catherine Metiffiot et de son beau-frère Antoine Charas.

Tout ce petit monde, qualifié par le notaire d’honnête, c’est-à-dire connu de lui, demeurent à Chabeuil. « Lesquelles parties réciproquement stipulent, acceptent, décident et interviennent, ledit Barnier, de la permission et du consentement du fait de sa mère, et ladite Imbert, sous l’autorité, permission et consentement de son père et de sa mère ».

Certes ces formules sont ampoulées, mais toujours est-il que les fiancés promettent « de se prendre pour époux l’un l’autre à requête en légitime mariage en face de notre Mère et Sainte Eglise apostolique et romaine ».

« Et, selon la coutume, la future épouse constitue en dot et verchère, pour elle à son futur époux, ses biens meubles et immeubles présents et à venir, et établit son futur époux procureur ».

« Ledit futur, pour augment, a donné à ladite future épouse en cas de survie le tiers-denier de tout ce qu’il recevra, lequel augment appartiendra aux enfants à naître du présent mariage. Lesdites parties déclarent la valeur de tous leurs biens à la somme de 100 livres ».

Voici les éléments habituels d’un contrat et rien de bien tangible, pas de versement d’espèces sonnantes et trébuchantes, plus intéressante est la suite. Comme gravé dans le marbre, enfin mentionné dans l’acte notarié, on découvre qu’Abraham et Eve ont batifolé ensemble !

« Et ladite Imbert a présentement déclaré en ma présence être enceinte du fait et œuvres dudit Barnier son futur époux depuis environ quatre mois. »

AD 26 extrait contrat mariage
Voilà donc un contrat de mariage valant aussi déclaration de grossesse, que les parties principales ne signent pas, faute de savoir le faire, mais le très sérieux notaire recueille les paraphes du Sieur François Gastaud drapier et d’honnête Jacques Didier travailleur, autres témoins. 

Les parents d’Eve Imbert sont soulagés, un début de « régularisation » de cette situation embarrassante. Il reste à prendre son courage à deux mains pour aller voir le prêtre en vue de la publication des bans.

Cinq semaines plus tard est célébré le mariage religieux le 11 septembre 1714, suivi deux semaines après du baptême d’un petit Mathieu, un grand prématuré cet enfant !

Le couple accueille ensuite Françoise une petite étoile née le jour de Noël 1716, Philippe trop vite disparu, et Pierre au destin inconnu.

Abraham Barnier drapier, grâce à son métier, assume sa nouvelle vie avec les siens, et Eve Imbert veille sur les enfants et gère le quotidien.

***

Le temps file si vite, Françoise Barnier a grandi et notre ancêtre se marie à l’église de Chabeuil en 1740, tandis que son frère Mathieu s’établit plus tard en 1758 et fait bénir son union par un Pasteur au Désert selon la formule consacrée.

Le temps est parfois compté, et le curé note, comme agacé, sur le registre paroissial « le 5 février 1748 il est venu aussi à notre connaissance qu’Abraham Barnier est décédé il y a environ 8 jours, après avoir professé toute sa vie la religion prétendument réformée, et qu’il n’a jamais fait son devoir de catholique et ne nous a pas fait appeler dans sa dernière maladie. »

De même le parcours terrestre d’Eve s’achève et là encore le prêtre de Chabeuil inscrit « ce jour aussi 26 janvier 1753 il est venu à notre connaissance qu’Eve Imbert veuve d’Abraham Barnier, âgée de 75 ans, est décédée sans avoir fait son devoir de catholique ainsi j’atteste ».

Ce que révèlent des actes, ce que nos ancêtres ont assumé dans leur for intérieur, selon leur conscience.

Rassurez vous, Abraham a eu le temps de m’expliquer le savoir-faire du drapier, mais si, mais si ! 
A bientôt donc.

Retrouver


Sources
AD 26 BMS Chabeuil
AD 26 Archives notariales : 
Me Berenger Jean Joseph 2E 19663 folio 182 vue 490
Indices Geneanet pseudo charignonphil1
Filae indexations

samedi 7 janvier 2023

Chabeuil en Dauphiné

Avec Françoise Barnier, notre ancêtre de Noël 1716 et les siens, dont un grand-père qui flirte avec l’an 1630, glisser dans le temps pour découvrir l’histoire de Chabeuil en Dauphiné, s’imposait.

Un vénérable érudit, à l’habit de drap de bonne facture, s’appuyant sur une canne au pommeau arrondi, était tout disposé à combler mes lacunes, écoutons cet homme imaginaire et loquace.

Gallica carte de Cassini centrée sur Chabeuil 

La cité de Chabeuil est située sur l’une des voies de communication qui relie la plaine de Valence au Vercors et également sur la route de Lyon à la Provence, elle s’est développée entre la rivière la Véore et la colline de la Gontarde sur laquelle a été édifié le château féodal et, juste à côté, l’église Saint-Andéol dont il ne reste que l’ancien clocher.

Le bourg médiéval était ceint à l’origine d’un rempart de pierre de molasse percé par trois portes pour sortir de la ville, ce rempart était entretenu grâce à un impôt, le vingtain, correspondant au paiement en nature d’un vingtième des revenus des habitants.

Vous trouverez une petite rue dénommée vingtain, mais plus de trace du château, le temps a fait son œuvre, le rempart s’est écroulé, sauf quelques pans sur lesquels s’adossent des maisons et la moitié d’une tour qui faisait partie du système défensif.

Là, dernière nous, subsiste la seule et principale porte fortifiée construite avec d’épais moellons, sous la voûte, la rainure de la herse est toujours visible.
Chabeuil 

Voilà pour les lieux, sur le plan historique notez le blason de notre fière cité « d’argent et dauphin de sable ». Il est en lien avec Humbert II dernier des Dauphins du Viennois qui, sans héritier, céda ses Etats au roi de France en 1349 par un acte dit « de transfert du Dauphiné ». Désormais le fils aîné du roi portera le titre de dauphin, c’est Louis futur roi Louis XI

A la fin du XVIIème siècle, le Dauphiné ne se distingue plus des autres provinces françaises, son intégration au royaume de France est terminée. Chabeuil subit les malheurs des guerres, des troubles religieux, des exactions de soldats, ainsi que la peste, et les affres de la nature avec les inondations de la rivière Véore. La cité eut à cœur de se relever, malgré le poids des dettes et les charges des garnisons.

Savez-vous qu’en ce même XVIIème siècle, le prince de Monaco, Honoré II de Grimaldi, reçoit du roi Louis XIII, puis du roi Louis XIV, outre le Valentinois, les terres de Chabeuil en reconnaissance des services rendus à la couronne.

Honoré II Grimaldi © Musée de Versailles 

Le prince de Monaco fit placer ses armoiries sur les portes de la ville et effectua une visite en 1658, il y fut reçu avec beaucoup de pompe et de solennité, on avait dressé un arc de triomphe devant la principale porte, qui elle-même était ornée de guirlandes de buis et de fleurs entourant l'écusson du prince. Afin de subvenir à toutes les dépenses occasionnées par la présence du prince et de sa garde d'honneur, la cité dut contracter un emprunt, hélas.

Les consuls nouvellement élus lui demandèrent son agrément avant d'entrer en charge, on le consultait sur les affaires importantes de la communauté, sans que cependant son avis servît toujours de règle de conduite. Chabeuil continua à se régir par son châtelain, ses consuls et ses assemblées générales, son budget et les rôles d'impositions étaient réglés par le gouverneur du Dauphiné. A peu de chose près, la souveraineté du prince de Monaco était purement honorifique et ce jusqu’à la Révolution.

Sachez qu’un recensement ecclésiastique donnait 3500 âmes pour Chabeuil, 2800 catholiques et 700 protestants, ou anciens protestants, plus ou moins convertis après la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685.

Située sur un axe majeur de communication, la cité prospérait grâce au commerce du cuir, du drap, puis du papier. Aux XVII et XVIIIèmes siècles, de nombreux produits sortaient du quartier de Rencurel, et allaient porter au loin le nom de ses mégissiers, un quart de la population se livrait à ce genre de travail, qui devenait pour le pays une source de richesses et de prospérité.

Dans les manufactures de draps, se fabriquaient ce qu'on appelait alors des draps-forts, mi-forts, des draps façon de Sceaux, des ratines, des estamets, des cordelats, des finettes.

Le canal des moulins traversait toute la vieille ville du nord au sud et alimentait des moulins à farine, des battoirs à chanvre, des foulons à draps, de petites papeteries et des filatures à soie.
 
Allez déambuler au cœur de cette cité à peine évoquée, allez écouter ce monde disparu, allez questionner ces invisibles, et toquez à leur porte, telles sont les suggestions de mon vieil érudit, un homme de l’ancien Régime. En route donc !




Sources 
Abbé Vincent Notice historique sur Chabeuil 1847 sur Gallica
Jacques Lovie Une cité millénaire Chabeuil 1980