samedi 18 mai 2019

La maison moragine d'André Durieu-Trolliet

En ce début d’automne 1702, un doux soleil éclaire Montpascal village d’alpage à 1400 mètres d’altitude en Savoie. Cette lumière ne peut cependant consoler la douleur d’une famille d’avoir vu partir si vite André Durieu-Trolliet -sosa 1534- tout juste la cinquantaine.

Jeanne Montaz-Rosset -sosa 1535- sa veuve frisonne malgré un bon châle jeté sur ses épaules, elle a veillé à ajuster correctement sa coiffe, noué son meilleur tablier. Une nouvelle épreuve l’attend ce jour, comme de coutume l’inventaire doit être dressé. Son frère Rémi est déjà là, son neveu André Durieu prénommé comme son pauvre époux ne saurait tarder, seuls ses deux aînés sont restés, les plus jeunes sont chez leur grand-mère.

Jeanne est sur le qui-vive inquiète et anxieuse. Je le sais c’est ainsi.

Sur le trajet j’ai été rattrapée par le notaire Louis Dupré qui a l’habitude de crapahuter le chemin muletier et d’assumer d’un pas aguerri de montagnard le dénivelé de 700 mètres depuis Montvernier. Arrivés dans le village, je m’engouffre à sa suite dans le logis de mes ancêtres et me confond au mur dans la pénombre.

Hubert Robert - Musée du Louvre

Tous les protagonistes connaissent leur rôle, des papiers sont sortis, Louis Dupré s’installe, sort l’encrier et la plume, des échanges de propos en préliminaire et il commence.

Enfin je garde l’esprit de sa rédaction, sabrant les redondances propres au jargon notarial et à l’époque.

« Je soussigné Notaire curial m’étant porté de Montvernier mon ordinaire d’habitation au lieu de Montpascal ce 28 septembre 1702, pour procéder à l’inventaire de feu André feu Jean Cosme Durieu-Trolliet décédé depuis environ quinze jours qui a laissé divers biens et immeubles dans son hoirie à Rémy, Jeanne-Marie, Dominique et Benoîte ses enfants mineurs.»

Tiens seulement quatre enfants sont nommés, Jeanne a donc perdu trois petits et dire que la dernière Benoîte mon ancêtre est à peine âgée de deux ans.

Bon si j’étais un peu plus concentrée et écoutais Maître Dupré qui après un effet de manche fait crisser sa plume sur la feuille.

« m’étant adressé à  ladite  Jeanne Montaz-Rosset  veuve dudit André Durieu-Trolliet, mère tutrice et curatrice de ses enfants nommée par le testament de feu son mari recueilli par moi soussigné  et l’ayant interpellée de me dire tous les biens »

Premièrement en la maison moragine (1): Jeanne Montaz-Rosset m’a déclaré les meubles suivants :
Là dans la chambre du défunt : un lit en bois blanc mi usé ainsi qu’une  armoire en bois blanc presque neuve et deux méchants bancs de bois blanc.

Sont cités ensuite la crémaillère à quatre jambes, une presse mi usée en bois blanc avec son contenant environ vingt quartes, deux poches de coton une  neuve et une autre déjà râpée.

Une voix énumère : une tasse blanche, une tasse à feu, un tasse à eau mi usée et deux seaux de bois à tenir eau, ainsi que divers pots et trois pignottes presque usées.

Objets du quotidien dont on cerne grosso modo l’usage, dans la même pièce sont recensés deux lampes, une poche de fer, une poche de bois, douze écuelles, huit tranchoirs ainsi que des courroies de joug, quatre tonneaux et deux barils.

Rêveuse devant l’essartoire utilisée par André Durieu-Trolliet mon ancêtre, son marteau de maçon,  sa scie,  le marteau d’ardoise et la gouge, tous ces outils ont une âme.

Après un rapide coup d’œil dans la cuisine, le notaire inscrit un lit de bois blanc neuf, un coffre de bois avec fermeture presque neuf et une méchante table de bois blanc avec ses attaches.

Mouvement de l’assemblée vers l’extérieur pour se rendre au grenier situé un peu à l’écart de l’habitation, petite construction où en Maurienne est stocké tout de ce qui est précieux à l’abri du risque incendie.

Dans le grenier de mes ancêtres, André et Jeanne avaient quatorze draps de lits partie bon et partie mi-usés, deux nappes, deux  serviettes et quinze chemises d’homme mi-usées, ainsi que douze livres de laine tant blanche que noire.

Ils y gardaient aussi quinze louis et vingt-quatre florins, et parmi les papiers un acquis pour le défunt à lui payé par Joseph Crozat pour une pièce de pré et terre du 27 juillet reçu par le notaire et différents acquis liés à un échange avec Jean-Baptiste Gallix.

A ce moment Jeanne Montaz-Rosset a réalisé mon étrange présence, son regard est interrogatif et pensif à la fois,  paroles muettes de nous deux.

AD 73 Tabellion St-Jean de Maurienne

Autre mouvement pour pénétrer dans l’étable, deux vaches s’y trouvent, l’une avec 3 veaux, l’autre avec 2 veaux, 7 brebis, 3 moutons, ainsi qu’une paire de bœufs et un mulet.

Passage éclair du notaire dans la grange, qui marmonne : « Y ai trouvé du grain pour la nourriture de la famille et du bétail. »

L’efficace notaire rentre dans la maison, s’installe sur la seule mauvaise table, me réquisitionne au passage pour lui passer les feuillets : certains sont vierges, d’autres sont déjà annotés puisqu’il est le notaire de famille.

S’en suit l’inventaire des biens immeubles : à savoir la  maison qui vient d’être décrite, mais aussi un autre bâtiment ailleurs dans le village consistant en une écurie et une grange avec un grenier.

Puis c’est au tour de l’énumération des terres avec le lieu-dit, et chaque fois la précision des noms des propriétaires qui confinent … au levant …  au couchant … Au cours de ces litanies  j'ai décroché, à croire que je ne suis pas complètement intoxiquée par la généalogie savoyarde, un bon nombre de terrains mais pas plusieurs pages ... Du côté du village voisin de Pontamafrey, je relève que le défunt avait la moitié d’une vigne  avec les héritiers de son frère feu Hughes feu Jean Cosme.

Et Maître Dupré de sortir d'autres formules ampoulées, mais nécessaires, de rappeler les patronymes des témoins et leur parenté, un frère de la veuve et le cousin germain des pupilles, qu'il en soit remercié de me donner ces éléments, même s'il n'indique pas expressément qui sait signer.

Jeanne, ma chère Jeanne, les enfants que vous avez eu avec André ne sont pas sans rien, ils ont un toit, des biens, une parenté et surtout vous leur mère qui ne baissera pas les bras et se battra pour leur avenir, j'en suis certaine. Excusez mon intrusion en catimini, seule façon de vous rencontrer, mais sachez Jeanne - et très lointaine grand-mère - que j’ai éprouvé une très forte émotion à pénétrer dans votre univers quotidien qui fût aussi celui de votre époux. Ce fil invisible et ténu au travers d'un inventaire ne peut que conduire à un profond respect de tous nos anciens.



Billet rédigé dans le cadre du Rendez-Vous Ancestral 
permettant d'aller à la rencontre de ses ancêtres 


N.B. (1) les habitants de Montpascal sont des moragins et des moragines

Sources :
AD 73 Tabellion St-Jean de Maurienne 1702 2C 2448  vues 20-21
BMS Montpascal


vendredi 3 mai 2019

Dommages collatéraux en 1650

En ce temps-là, le jeune Roi Louis XIV avait 12 ans, la régence était assurée par sa mère la Reine Anne d’Autriche, des troubles secouèrent le royaume : fronde parlementaire, puis fronde des princes.

En ce temps-là dans la généralité de Soissons, les soldats ne laissèrent pas que de bons souvenirs aux habitants proches de l’immense forêt de Saint-Gobain, si on se réfère à l’inventaire sommaire des archives départementales de l’Aisne et l’intitulé : informations des désordres commis par les troupes en 1650.

Je vous propose de sortir de l’oubli ces témoignages de gens humbles de plusieurs paroisses et de les écouter. 

Musée du Louvre - anonyme -

Georges Anceau charbonnier à La Gillotte, paroisse de Saint-Gobain déposa :
« Le jour de la Pentecôte dernier (1650) sur le soir, l’armée conduite par M. le Maréchal du Plessis-Praslin vint camper en cette ville (Saint-Gobain) et villages voisins comme Missencourt, Errancourt et autres situés à la lisière de la forêt de Saint-Gobain, et y demeura sept semaines entières, durant lesquelles un grand nombre de paysans se seraient réfugiés en ladite forêt, notamment en une taille assez proche dudit Missencourt, contenant 90 arpents de bois ameublés par Jean Satabin le jeune dudit Saint-Gobain.

Que durant que lesdits paysans étaient en ladite taille, ils auraient pris quantité de bois et de corderie, fagots, et bourée, brûlé iceux en grande quantité et même pris et emporté les charbons de six faudes, que lesdits soldats auraient été pareillement à ladite taille,  campé dans ladite taille plusieurs jours, emporté une grande quantité de charbons, même en aurait été consommé en cette ville par les ouvriers de l’artillerie qu’il auraient pris et emporté avec leur charrettes par plusieurs jours. »

Hubert Pierrepont de Barisis déposa :
« L’armée conduite par le général Roze étant venue camper à Sinceny et les environs jusqu’aux faubourgs de Chauny, elle y fît plusieurs  désordres, tant à couper le blé et autres grains étant alors encore vert, qu’à piller, voler et ravager le pays ».

Simon Duflos de Deuillet déposa :
 « L’armée royale conduite par le maréchal du Plessis-Praslin vint camper à Deuillet et ses environs où elle ravagea la campagne, pilla le général et le particulier. »

Pierre Razoy  de Saint-Gobain déposa :
 «  Qu’il fût prié par Christophe Geoffroy et Mathieu Lecompte de les accompagner dans la forêt où ils allaient journellement pour éviter et empêcher le grand désordre qui se faisait dans la forêt de Saint-Gobain.

Plus de cinquante mille personnes  s’y étaient réfugiées avec le peu de biens qu’ils avaient, afin de conserver ou sauver  leur vie, qu’ils étaient souvent au terme de perdre.

En effet de nombreux soldats de l’armée commandée par le maréchal du Plessis-Praslin faisaient des courses continuelles dans ladite forêt, de sorte qu’ils ont pris non seulement une grande partie des bestiaux qui y étaient réfugiés, mais une grande quantité de bois et charbon qu’ils ont vendu aux environs de La Fère »

Antoine Vinchon  garde-vente dit :
« Que durant le campement de l’armée du Roi à la Fère et ses environs, les gens de guerre y vivaient en toute licence, ravageant le pays, battant, tuant tous ceux qu’ils rencontraient sans épargner personnes,  cherchaient même les réfugiés en la forêt de Saint-Gobain qui y étaient et rançonnaient indifféremment, a vu les charbonniers retourner tous nus, dépouillés et maltraités. Le moulin de Fressancourt est ruiné par les gens de guerre. »


Les patronymes de ces témoins me sont connus, je les ai croisés lors de mes recherches généalogiques sur Deuillet et Saint-Gobain. Hubert Pierrepont est sûrement à relier avec des ancêtres de Barisis aux Bois, mais les registres ne débutent qu’en 1677.

Modeste éclairage révélateur d’un cortège d’exactions, de pertes humaines et de  ruines matérielles, ayant pour cadre  la Généralité de Soissons et ce, il en était de même dans d’autres provinces en ce temps troublé de la Fronde.



Sources
Google Books
Inventaire-Sommaire des Archives Départementales de l'Aisne antérieur à 1790
Archives civiles tome I

Pour aller plus loin
La Fronde des Princes dans la région parisienne et ses conséquences
Jean Jacquart Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine