Pages

jeudi 8 mars 2018

Eclairs d'acier sur Emile

Suis-je apte et habilitée pour évoquer un Poilu foudroyé dans l’enfer de Verdun, suis-je capable d’imaginer des descriptions, de relater dans le détail ces événements ? Pourtant Grand-père Emile - 100 ans après la fin de la première guerre mondiale - je veux que tu saches que pour tes proches, tout comme tous les autres poilus foudroyés lors de la bataille du fort de Vaux, tu leur as terriblement manqué.
 
Emile Octave Georges MERCIER mon grand-père maternel instituteur était l’époux d’Isabelle ARNOUX et le père de Jeanne Isabelle dont j’ai parlé dans un précédent billet ici  et le fils de Jean Baptiste Adolphe MERCIER et Clotilde Anatalie LESCOUET dont j’ai parlé dans mon dernier billet  .
 
En ce jour de l’armistice du 11 novembre 1918, Grand-père Emile, tu es encore enfoui  avec tant de compagnons d’infortune dans la terre meurtrie de la Meuse, terre dénudée,  pleine de cratères et ce depuis le 23 juin 1916.
 
Gallica - Félix Vallotton : la tranchée

Regardez bien cette estampe du peintre Félix Vallotton dite « la tranchée » tout est dit, regardez bien en bas à droite on aperçoit les casques des poilus qui zigzaguent dans un boyau et le haut de la baïonnette des fusils, tandis que l’enfer se déchaine dans le ciel.
 
Grand-père Emile, né en 1886 dans l’Aisne, a fait son service militaire au 87e Régiment d’Infanterie basé à Saint-Quentin du 28 septembre 1908 au 25 septembre 1910, il en ressort caporal. Il arrive  au 67e Régiment d’Infanterie basé à Soissons le 4 août 1914 lors du déclenchement du conflit, et entre en campagne le 12 décembre suivant. Son régiment a pris part à la bataille des Eparges en 1915.
 
Une citation de l’écrivain Maurice Genevoix semble s’imposer :

« L’argile de ces champs colle à nos semelles, enveloppe nos souliers, peu à peu, d’une gangue énorme qui nous retient au sol. Mais des balles, sifflant par-dessus le ravin, viennent claquer autour de nous, faisant jaillir la boue des flaques. Notre allure s’accélère, les sections s’étirent par les mornes friches, louvoyant à travers les trous d’obus emplis d’eau croupissante. […]

A notre droite, le Montgirmont étale ses pentes désolées, où des lignes d’arbres rabougris grelottent. A notre gauche, la crête chauve des Eparges s’estompe dans une poussière d’eau. »

Ceux de 14, Nuits de guerre
 

Autre cadre et autre contexte en ce mois de juin 1916, pour Grand-père Emile caporal-mitrailleur, dont le régiment, après un bref repos avec entraînement vers Châlons, est embarqué et dirigé sur Verdun.
 
Verdun…  Fort de Vaux… Bataille… Bruit... Orages et éclairs d'acier...  Grand-Père disparu le 23 juin 1916 … date couperet. Ces mots se télescopent, mon esprit se brouille. Et cette fiche de Mémoire des Hommes indiquant «  Ravin des Abris » où dans cet enfer ? Sur quelle commune ? Vaux devant Damloup en fait, commune sinistrée.
 
Naviguant entre le journal de marche du 67e Régiment d’Infanterie, les différents plans en ligne, les discussions sur des forums,  j’ai découvert « Bois Fumin », et un blog correspondant à ce secteur. J’ai extrait un des plans de ce blog très détaillé qui m’a permis de localiser le « Ravin des Abris ».
 
Blog Bois Fumin 16
 
Le régiment d’Emile, dans la nuit du 19 au 20 juin, est appelé à occuper le sous-secteur du « Bois Fumin ». Tout commence le 21 au matin, après un bombardement d'une violence inouïe, il repousse par trois fois de formidables vagues d'assaut qui essaient en vain de le refouler.
 
Le 22, il voit les éléments de sa droite et de sa gauche écrasés, mais, malgré la situation critique, il refuse d'abandonner le terrain, refoule l'ennemi et bientôt les unités voisines, reconstituées, parviennent à rétablir la liaison. Grâce au régiment d’Emile, la première ligne est conservée intégralement.

Le 23, les vagues d'assaut allemandes se ruent de nouveau sur les lignes avec une fureur extraordinaire. De cette violence : je retiens le corps à corps des soldats, l’envoi de pigeons voyageurs pour demander des tirs de l’artillerie, le « Ravin des Abris » mentionné comme nivelé, et la soif.
 
En plus des souffrances horribles de la soif, le 67e Régiment d’Infanterie a laissé sur le terrain 14 officiers hors de combat, dont 3 tués et 11 blessés et 1.018 hommes, dont 152 tués, 682 blessés et 184 disparus.
 
A la suite de ces combats, le régiment est cité à l'ordre de l'armée dans les termes suivants :
 
« Pendant ces journées du 21 au 24 juin les souffrances endurées par les soldats du régiment dépassent l’imagination. La poussière intense développée par la chute d’innombrables obus de tous calibres, la chaleur orageuse, l’âcreté de l’air empoisonné par des obus à gaz suffocants ont développés chez tous une soif intense qu’il a été impossible d’apaiser.
 
Toutes les corvées d’eau envoyées, à l’exception d’une ou deux, n’ont pu arriver à destination, les hommes qui portaient les bidons ayant été intoxiqués, tués ou blessés. Du 19 au 24 juin, c’est-à-dire pendant 5 jours, le régiment a eu en tout et pour tout 80 litres d’eau. Beaucoup d’hommes sont malades, tombent d’insolation et presque tous en sont réduits à boire leur urine.
 
Les vaillants du 67e qui, dans de pareilles conditions, ont repoussé à deux reprises différentes six assauts successifs de l’ennemi, presque sans le concours de l’artillerie, sont des soldats devant la valeur desquels tout le monde doit s’incliner. Ces journées certes ont été des plus pénibles, elles resteront parmi les plus glorieuses pour le 67e. »
 
 
Emile au 2e rang entre les 2 soldats assis 1914
 
Emile foudroyé  - du moins je l’espère - porté disparu, absent, enfoui dans la terre de Meuse.  Mort pour la France, il se verra décerner la médaille de guerre avec étoile de bronze « brave et dévoué caporal-mitrailleur frappé mortellement à son poste de combat le 23 juin à Verdun, en accomplissant courageusement son devoir ». Emile  n'avais pas encore 30 ans;  
 
Le corps de mon grand-père sera retrouvé 20 ans plus tard, avec celui d’un autre soldat. Il y avait une seule plaque d’identité, Emile et le soldat inconnu sont donc inhumés ensemble à la Nécropole de Trésauvaux dans la Meuse.  Un siècle plus tard on retrouve encore des soldats enfouis, on fait des tests ADN pour identifier certains poilus.
 
Grand-Père tu n’as jamais été oublié, vivant encore un peu comme tous les soldats de Mémoire des Hommes indexés par des passionnés d’ici et d’ailleurs. Cent ans après la Grande Guerre, on réveille les mémoires familiales, on essaie de reconstituer les parcours de Poilus, d'un ancêtre ou d'un collatéral, ou de soldats d’un même village. On redécouvre des lettres de soldats ou de leurs proches restés à l’arrière, on les partage sur des supports que toi Emile tu n’as pas connu.
 
Dans tout ce travail de mémoire, les jeunes générations ne sont pas en reste : écoliers ou collégiens. Emile, en tant qu’instituteur, tu aimerais peut-être savoir que des élèves d’école primaire ont peu à peu découvert le contexte de la guerre et imaginé le quotidien du soldat dans la tranchée. De leur chanson écrite, composée et chantée je citerai le refrain.

Et malgré tout ça, je garde espoir,
Je vis dans ton regard
Et malgré tout ça, je vis dans le noir,
Je garde espoir à n’en plus pouvoir



Il s'agit du quatrième billet sur le thème #RMNA Raconte-Moi Nos Ancêtres
Saison 1 - Année 1918 suggéré par la "team" de RDVAncestral


Sources :
Photo : document familial
Mémoire des Hommes : Journal de Marche du 67e Régiment d'infanterie
Blog    http://fumin16.canalblog.com/archives/2011/08/20/23246029.html
Chanson Eclairs d'Acier Rêves volés de l'Ecole St-Genès de Bordeaux
http://lasallefrance.fr/etablissement/Quand-les-CM2-commemorent-le


 
.

4 commentaires:

  1. Une immense claque, voilà ce que je ressens en lisant ce billet ! Tout y est, l'estampe de Vallotton, le beau texte de Genevois, les recherches sur cet épisode parmi tant d'autres qui a coûté la vie à ton grand-père, et cette fin ouverte qui tend la main aux générations futures, superbe !

    RépondreSupprimer
  2. Comme je l'ai dit sur Twitter, j'ai été profondément touché par ton texte. Tu rends effectivement un bel hommage à ton grand-père, disparu dans les terres de Meuse. Paix à son âme, ainsi qu'au soldat inconnu qui est inhumé aujourd'hui, à ses côtés. J'aime beaucoup le message d'espoir et de paix que tu livres.
    Merci pour ce très beau moment de lecture.

    RépondreSupprimer
  3. Les mots claquent, s’entrechoquent lorsque tu décris la Grande Guerre.
    Ils se font apaisants, douces confidences murmurées à l’intention de ce jeune grand-père.
    Et nous en sommes complètement chamboulés.

    RépondreSupprimer
  4. On est ému par la force de ce soldat au cœur de l'enfer et on éprouve beaucoup de tendresse pour cet homme qui devient aussi notre grand-père.

    RépondreSupprimer

Merci pour le commentaire que vous laisserez